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blog different
16 juin 2010

Les roses du silence

Lors de notre dernier cours, les crocodiles ont été littéralement abjects et m'ont offert la pire heure de l'année alors que le troisième trimestre avait été calme et que, à ma propre stupeur, force m'a été de constater que les moyennes avaient progressé. Je me suis même pris un jet de stylo de provenance inconnue pendant que j'avais le dos tourné au tableau. Au final, les élèves sont sortis sans me dire au revoir, sans aucune forme de merci, sans même me souhaiter de bonnes vacances. Je savais pour l'avoir déjà vécue que l'ingratitude des adolescents était douloureuse, et de la part des crocodiles, j'attendais peu, mais au moins "merci Madame, au revoir, bonnes vacances." Je n'ai rien eu. Pourtant, je les ai défendus au conseil de classe et j'ai mis des appréciations positives sur les bulletins à chaque trimestre.

Ledit conseil de classe a d'ailleurs été un vrai massacre dans les deux classes. 41% de redoublement en Seconde dans mon lycée, le chiffre fait peur. Le proviseur et les professeurs principaux ne vont pas rigoler pour les processus d'appel des décisions. Le plus hallucinant, c'est que les crocodiles ont eu des résultats globalement meilleurs que ceux des anges alors que dans mon cours l'écart de niveau en faveur des anges était spectaculaire. Les crocodiles plafonnaient à un niveau 6ème-5ème, tandis qu'une quinzaine d'anges affichaient un bon niveau de 2nde, et pour trois d'entre eux, un niveau de Terminale. Mais bon, j'ai eu une satisfaction personnelle lors du conseil de classe des crocodiles: un des gentils élèves avait eu un avertissement de travail au conseil du 2nd trimestre et une proposition de redoublement sauf s'il progressait au 3ème trimestre. L'élève a compris le message et agi en conséquence, ce qui est assez rare pour être souligné : il a rectifié son attitude et s'est vraiment mis au travail, demandant par exemple en anglais que je lui corrige des devoirs supplémentaires (ce que j'accepte toujours bien volontiers de faire). Sur son bulletin, plusieurs professeurs ont noté ses progrès. Et pourtant, lors du conseil, et malgré ses notes au-dessus de la moyenne, les collègues ont milité pour son redoublement. J'ai été choquée et j'ai défendu l'élève dont je ne doute pas une seconde que ses qualités intellectuelles et son sérieux lui feront faire une 1ère tout à fait honorable. J'ai tenu bon mordicus et le Proviseur a pris mon parti: quand on dit "passage sous condition" et que l'élève remplit les conditions, même s'il ne les a remplies qu'au dernier trimestre, l'important c'est qu'il les ait remplies. Cet instant a beaucoup compté pour moi. J'ai changé de manière tangible l'avenir d'un élève. Je lui ai ouvert une porte. Ce soir-là, je suis rentrée chez moi avec le sens du devoir accompli, avec la joie d'avoir fait ce qui était juste.

 

Avec les anges, que j'avais en dernière heure, nous avons fait un goûter, et trois élèves ont cuisiné des gâteaux anglais, ce qui était sympathique. Et puis six filles ont écrit des mots gentils au tableau: "We love you Mrs BD", "we will miss you", "this is the best year in English that we pass" (sic.), "this year was very awesome. We hope the best for you.", "it was great with you". Ces petits mots m'ont bien sûr beaucoup touchée, mais quand je songe à la réelle qualité des rapports qui se sont instaurés entre nous, j'avoue que je m'attendais au moins à une petite carte. Des collègues me montrent la collection de souvenirs d'élèves qu'elles ont accumulés: cartes, petites peluches, porte-clefs et autres babioles, et j'ai un pincement au coeur, j'aurais voulu un souvenir physique et tangible de cette classe si formidable. L'an dernier, mes 6èmes m'avaient offert deux petites cartes adorables. Enfin... J'ai fait un petit speech aux anges à la fin, les ai encouragés, les ai remerciés aussi de cette année, leur ai souhaité un avenir rayonnant. L'ambiance était joyeuse, ils ont applaudi. Voilà, fin d'une histoire, une page se tourne.

L'année s'est achevée et je suis nostalgique. Au sein de ce lycée dans cette banlieue que le nom précède, j'ai vécu une année épanouissante, avec des collègues sympathiques et un Proviseur qui a gagné tout mon respect par son humanité et son courage. Dans les lycées des zones sensibles, un Proviseur qui se dégonfle devant des élèves potentiellement dangereux, c'est une catastrophe. J'ai vécu cela à Paris avec un Proviseur Adjoint qui marchait la queue entre les jambes et prenait systématiquement la cause des élèves contre les professeurs. Un Proviseur, c'est la colonne vertébrale d'un établissement, c'est l'étendard qui montre le sens du vent. Alors travailler avec un bon Proviseur comme celui que j'ai eu cette année, c'est une chance formidable pour un établissement. Et s'il est un métier que je n'aimerais pas faire c'est bien celui-là, parce qu'il faut avoir le ventre et le moral sacrément solides pour se prendre des parents qui gueulent et des élèves insolents toute la journée. Pour travailler de 7h du mat à 21h et vivre sur place au Lycée avec des astreintes de présence lors des vacances. Pour un salaire à peine meilleur que celui d'un professeur (et un logement de fonction)! Cette année était sa dernière, notre Proviseur prend sa retraite et j'aimerais lui offrir un cadeau. Seulement voilà, vu la formalité de nos rapports, je n'ai pas la moindre idée de ce qu'il aime... Que peut-on bien offrir à un Proviseur...?

S'il est une chose que je voudrais dire au sujet de cette année où j'ai bouffé de la banlieue en long, en large et en carré, un message que je voudrais transmettre, c'est que nos banlieues méritent bien mieux que ce que l'on dit sur elles dans la presse. Les difficultés y sont grandes, le moral et l'estime de soi difficiles à conserver pour les habitants qui se voient systématiquement déconsidérés et les réalités y sont bien plus complexes qu'il n'y parait. On change d'opinion sur la nécessité de la présence policière quand on a vu des policiers s'y comporter comme des brutes et des cowboys parce qu'ils ont la trouille et qu'en même temps ils se défoulent en toute impunité car qui en banlieue contactera l'IGS pour se plaindre de leurs agissements? Pendant tout le premier trimestre, au moins une trentaine d'élèves se sont fait violemment casser la gueule et dépouiller à la sortie du lycée, un élève a failli finir tétraplégique et l'histoire a fait la une de la presse. Les faits avaient toujours lieu dans la même rue à la même heure. Combien de fois la police s'est-elle déplacée pour protéger les enfants? La banlieue c'est ça aussi... 

Je voulais dire un mot des parents. Alors qu'à Paris, la plupart des parents des élèves que j'avais étaient divorcés et la surveillance relâchée, dans ma banlieue sensible, la plupart des parents étaient ensemble. Cela change tout. Leurs moyens sont modestes, mais ils se soucient de leurs enfants. Oui, ils n'ont aucune instruction ou presque, mais alors que la profession d'enseignant a perdu de son aura partout, ils ont encore le respect du lettré, de l'institution, du savoir qui faisait jadis du professeur un notable au sein de sa commune. A Paris, les parents sont odieux et méprisants, les enfants remplis de suffisance et d'arrogance. Ils n'ont aucun respect pour l'école et remettent systématiquement en cause les décisions prises pour leurs enfants. 

Et un mot également des élèves. Oui, les élèves de banlieue sont indisciplinés et pénibles, comme partout, parce qu'il faut bien que jeunesse se passe. Mais mes crocodiles, si chèvre qu'ils m'aient rendue toute l'année, à me répondre et à discuter et critiquer chaque chose que je disais, mes crocodiles ne m'ont jamais réellement manqué de respect. Contrairement à ce que j'avais vécu à Paris où les élèves ne se gênaient pas pour proférer des insultes à mon encontre, les crocodiles n'ont jamais prononcé la moindre grossièreté à mon endroit. Ils étaient immatures, dissipés, testaient en permanence les limites de l'autorité et requéraient tout mon self-control, mais au fond, c'étaient de bons gamins.

J'en veux pour preuve cette petite anecdote. Je vous avais dit que, quand les crocodiles m'énervaient, veillant à rester polie, je dérapais parfois en sortant des mots datés au carbone 14. Ainsi, quand ils jouaient vraiment les gros bêtas, ce qui arrivait souvent, je lâchais occasionnellement un "banane" ou "patate" (toujours dits sur un ton gentil, je le précise). Exemple:

Moi: Arnold, can you come here please?
Arnold (qui est le seul crocodile à porter ce prénom): Euhhhhh, moi??
Moi: Ben oui, banane!
Arnold: Oh, Madame, moi aussi je peux vous traiter de fruit.

(j'ai éclaté de rire et toute la classe aussi, ainsi qu'Arnold).

Franchement? Ils vont me manquer. Pensez à cela la prochaine fois que vous penserez aux banlieues sensibles.

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Commentaires
L
il y a de tout.<br /> y compris des profs totalement allumés qui insultent des élèves dans des établissements qui n'ont rien de sensibles.<br /> D'autres atrabilaires, mais excellents quand ils sont de bonne humeur.<br /> tous les élèves parisiens ne sont pas arrogants.<br /> tous les parents ne prennent pas leurs gosses pour leur réussite personnelle.<br /> Faut relativiser.
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2
Le manque de respect et l'arrogance de certains parents vis à vis des professeurs me choque. Des discussions incroyables surgissent avec les professeurs lors des remises des bulletins scolaires dans le collège de mes enfants.<br /> Un thème récurrent : les professeurs ne s'adaptent pas à LEUR enfant.<br /> <br /> Certains parents veulent du sur mesure, des cours particuliers, des professeurs qui fassent ce que eux, parents, décident. Le phénomène n'est pas récent, mais s'est peut être amplifié et étendu.<br /> <br /> En parallèle le degré de liberté de certains collégiens m'étonne aussi. Je me l'explique ainsi. Les enfants ne sont plus gardés à cet âge là, les parents travaillent et font comme si passé la sixième, il n'y avait plus besoin de s'en occuper. <br /> Du coup les petits font leur vie.<br /> Etrange effectivement.
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