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blog different
22 octobre 2013

Dovidjenja Croatia

Cet été, pour l'unique semaine de vacances que je me suis accordée (afin de travailler au maximum sur ma thèse), je suis partie en Croatie. 

Ce pays m'a enchantée, émerveillée, bouleversée. En effet, le choix de la Croatie n'était pas seulement dicté par le fait qu'en cette fin de vacances il y faisait encore 28°C alors que Paris comptait tout juste 20°C et que j'entendais depuis longtemps chanter les louanges des splendeurs des côtes croates.

Une personne en particulier m'avait chanté ces louanges.

Lorsque la guerre avait éclaté, l'une de mes plus proches amies de l'époque était la fille de l'ambassadeur de Croatie à Paris. Nous étions dans la même classe à l'école, et parfois, après les cours, elle m'invitait chez elle, à l'ambassade, située à proximité du Trocadéro. L'ambassade elle-même était partagée par les Serbes. Petit à petit, j'ai entendu la peur s'installer dans la voix de mon amie et je n'ai plus été invitée chez elle. Elle me disait que les Serbes avaient pris le contrôle de l'ambassade, que sa famille se savait espionnée et sur écoute. La tension régnait. Lorsque la guerre a pris de l'ampleur, mon amie a annoncé son choix courageux à la classe. Elle ne pouvait supporter d'être loin du reste de sa famille (sa mère, son frère...) qui vivait sous les bombardements. Elle nous quittait pour rentrer au pays. Nous qui vivions innocents dans le confort socio-politique de notre petite classe de seconde, nous en sommes restés babas devant cette décision d'adulte, si mûre et empreinte de gravité.  

Je me souviens alors des quelques soirs où je lui ai téléphoné là-bas, où elle me racontait les bombardements, passés terrée dans le sous-sol de la maison, la vie qui continuait parfois, indécente et inchangée, avec ses magasins de luxe et ses boîtes de nuit, à deux pas des conflits (c'est étonnamment typique de toutes les guerres, je l'ai appris par la suite), le marché noir aussi. Je me souviens de la fois où elle m'a dit que sa maison familiale et ancestrale, la maison de sa grand-mère à Dubrovnik, avait reçu un obus. J'avais si mal pour elle et j'étais si loin et impuissante. Il y a quelque chose de surréaliste à téléphoner à quelqu'un en zone de conflit. Sa douleur si étrangère à nous, si lointaine.

Trois ans plus tard, mon amie est rentrée en France et a repris les cours de Terminale avec nous. Je la questionnais sur sa vie là-bas. 

J'ai été si hantée, si touchée lorsque j'ai lu les deux livres de la reporter de guerre Isabel Ellsen, "Je voulais voir la guerre" et "Le diable à l'avantage" (adapté au cinéma dans le magistral "Harrison's Flowers" — de loin le film le plus réaliste jamais réalisé sur l'expérience de reporter de guerre). Ces deux livres, magistraux, qui évoquent longuement la guerre en ex-Yougoslavie, ont changé ma vie. 

En parcourant les rues de Zadar et de Split, j'ai vu les impacts de balles sur presque toutes les maisons du centre, et de nombreuses maisons de périphérie. En voyant ces maisons constellées de trous, partout, loin du centre, j'imaginais à quel point les tirs avaient été fournis, à quel point ils avaient duré, à quel point la rage avait contaminé toutes les couches de la société, des beaux bâtiments du centre aux maisonnettes et pavillons de la périphérie rurale. Des décennies après, le conflit croate de 1991-95 se lit toujours sur le visage de la ville. Peu de bâtiments ont ravalé leurs façades. Certains ont simplement comblé les trous dans un enduit de couleur différente, qui ne cache rien du passé. Les touristes avec lesquels j'évoquais cela n'avaient rien remarqué. Beaucoup ignoraient totalement l'existence de ce conflit. Pourtant la guerre de Yougoslavie au sens large a duré 10 ans, jusqu'en 2001, et a largement monopolisé l'actualité au cours de cette période. 

Le visage de mon amie m'a accompagnée à chaque pas de ma visite. Perdue de vue depuis cinq ans, non par choix, mais par débordement du quotidien, j'ai voulu la recontacter à mon retour, et découvert avec tristesse que toutes ses coordonnées avaient changé et que j'avais perdu sa trace. 

Voilà le visage sombre de la Croatie. J'ai aussi vu ses habits de lumière, que je vous conterai dans un prochain message.

Dovidjenja, cela veut dire "au revoir".

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Commentaires
B
D'un clic de Google, je viens d'apprendre avec grande tristesse la mort à 53 ans d'Isabel Ellsen il y a pile un an. Son frère lui rend un émouvant témoignage. http://michelbenoit17.over-blog.com/article-mort-d-isabel-ellsen-danse-avec-le-mal-111494959.html
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