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blog different
1 juillet 2009

Crise de Foi

Voilà, nous y sommes. Demain soir je fais ma valise pour les épreuves du CAPES oral se déroulant à Lille. Les derniers jours ont été particulièrement éprouvants. Entre insomnie et épuisement, crises d'angoisses et paralysie mentale totale, le moral n'a vraiment pas été bon. En lisant les forums de concours, je retrouve des témoignages qui ressemblent à ce que je ressens. JAMAIS je n'ai été aussi stressée de toute ma vie. Et ça va faire deux semaines que ça dure. Je n'arrive pas à me concentrer, j'ai perdu toute confiance en moi, j'ai l'impression de ne rien savoir et d'aller droit dans le mur. L'horreur.

Et puis, comme si ça ne suffisait pas, lundi, j'ai reçu un e-mail des États-Unis. Le mail portait en objet le nom d'un de mes amis et dans le contenu, un homme avec le même nom de famille me demandait grosso modo qui j'étais. J'ai tout de suite compris. J'ai appelé. C'était son grand frère, que je ne connaissais pas. L'un de mes amis de cœur s'était suicidé. L'expression "je vais me tirer une balle", que j'emploie à tort et à travers sarcastiquement, n'aura plus jamais la même consonance. Parce que c'est ce que Steven a fait. Après avoir avalé des cachets et de l'alcool, histoire de ne laisser aucune part au hasard.

Il était Américain, il avait 53 ans et deux enfants. Nous nous étions rencontrés il y a treize ans, par le biais d'une amie commune, à Paris, où il avait été affecté pendant presque cinq ans. C'était un homme cultivé, raffiné, d'une immense gentillesse. Un des derniers gentlemen. Il avait un appartement de fonction de rêve, place des Ternes, et nous nous y réunissions, mon amie et moi. Il cuisinait cajun ou mexicain. L'hôte parfait, toujours souriant et attentif. Et il était bel homme, ce qui ne gâchait rien. J'aimais passer des soirées chez lui. C'était un indécrottable romantique et parfois, on regardait chez lui des chick-flicks qui n'étaient pas encore sortis en France. Quand mon amie était partie travailler en Camargue, nous n'étions plus que tous les deux. Il m'emmenait dîner japonais, on parlait longuement. Steven était un ami, sincère et loyal. Il n'a jamais laissé paraître son désespoir lorsque je lui téléphonais à Houston, où il était retourné vivre. Il a progressivement fait le vide autour de lui, même avec sa famille, pourtant modèle: aimante et très unie. Son frère m'a dit qu'il était devenu alcoolique ces deux dernières années. Et moi je me suis souvenue d'une soirée tous les deux où l'on avait bu des tequilas dans un bar de la Bastille et où il avait roulé sous la table bien avant que je ne sois saoûle. A l'époque, il n'avait aucune résistance à l'alcool.

La vie est si cruelle, parfois. Il avait quitté Paris parce que l'entreprise américaine dont il était l'un des cadres dirigeants depuis 20 ans ne voulait plus lui payer son salaire ronflant. Ils avaient engagé un petit jeune sans grande expérience à sa place à moitié prix. Un grand classique dans le monde du travail américain. Et puis (alors qu'il était déjà divorcé d'un premier mariage raté), il avait rencontré une Anglaise, était tombé amoureux, l'avait épousée et était rentrée aux Etats-Unis. Steven était un petit gabarit physiquement, 1m63 tout au plus et, pudique et honteux, il avait mis deux ans avant de m'avouer que sa femme était violente et qu'elle le battait. On parle toujours de la violence des hommes, des abus des hommes sur leurs enfants, mais la violence existe aussi chez les femmes, beaucoup plus méconnue du public. Steven avait divorcé et juré de ne plus jamais s'approcher des femmes.

Il n'a jamais cessé de regretter l'époque dorée de sa vie à Paris. Son frère m'a dit que sa maison était remplie de livres et de photographies sur Paris. Moi aussi, je suis nostalgique de cette époque et de notre amitié.

Son frère m'a expliqué qu'il avait trouvé mon nom et mon numéro de téléphone juste à côté du combiné. Alors que, le temps filant, nous ne nous étions pas parlé depuis plus d'un an et que, objectivement, mon numéro n'avait rien à faire là. Qu'as-tu voulu me dire, Steven? Etait-ce juste pour faire en sorte que je sois prévenue alors que tu n'as laissé aucun mot expliquant ton geste? Etait-ce un appel au secours muet et tardif? Je ne le saurai jamais.

On se gave de faits divers fictionnels à la tv, de tables de dissection peu ragoûtantes à 20h40 dans "Les Experts" alors qu'on finit de dîner, et l'on n'imagine jamais à quel point le fait divers peut être proche de nos vies. Steven est devenu un fait divers, sordide, avec découverte du corps, appel à la police, légiste et autopsie. Et les images n'ont cessé de défiler dans ma tête ces deux derniers jours de ce que ces instants ignobles ont dû être. La télévision a collé bien trop d'images faciles sur tout cela. Et moi je ne peux pas croire que ce bel homme souriant, chaleureux, mon ami, a pu devenir un corps tragique et défiguré parmi d'autres sur une table métallique glacée.

Après avoir longuement parlé à son frère, j'ai téléphoné à sa mère, en Louisiane. Ses mots se sont imprimés dans ma mémoire: "When I heard, I thought I was going to faint, but I didn't."

La résilience de l'humain est stupéfiante. On ne sait pas comment, mais on survit, on avance. Vendredi, CAPES; jeudi prochain, Agrég. Et que je réussisse ou que j'échoue, finalement, cela aussi ne sera qu'un fait divers dans un grand tout, trivial et anonyme, et le monde continuera de tourner, de produire des faits divers petits comme des humains et grands comme des tragédies. Et nous continuerons de cheminer, chacun sur notre trajectoire mystérieuse et aléatoire, entre deux faits divers.

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