Dans la tourmente
Voilà longtemps que je n'avais pas eu un tel sentiment d'inadéquation intellectuelle. Depuis la khâgne, pour être exacte. Je me souviens encore péniblement de la centaine d'heures passée sur une dissertation de lettres pour me récolter un 3/20.
Après les statistiques amusantes de la préparation à l'agrégation, vient le temps des doutes, des remises en questions, de l'auto-dépréciation. Certes, nous en sommes tous là. Mais du lot semblent émerger quelques têtes dont l'on devine à l'avance qu'elles sortiront triomphantes de cette épreuve. Les bêtes en linguistique, celles qui ont déjà ingurgité tous les livres en civilisation, celles qui avaient déjà lu tout le programme avant même le début des cours (oui, j'ai oublié de le préciser, mais nous ne sommes que des filles, 19 filles en Agrég). Je n'ai pas le sentiment d'en faire partie. Je travaille avec une lenteur navrante, je lis comme un escargot, je ne mémorise rien, c'est fou comme j'ai l'impression d'avoir passé l'âge de tout cela. J'ai l'impression de courir droit à l'échec. Je n'ai jamais été une bête de concours, mon truc, c'est d'être un rat de bibliothèque, une bête de recherches. La compétition, le bachotage à outrance, le gavage à l'entonnoir de livres et de dates absconses, je n'ai jamais été faite pour ça.
Certes, je n'avais pas la vocation d'être prof à l'époque où j'ai passé le Concours de Normale, certes, je ne voulais pas devoir dix ans de ma vie à l'État et courir le risque d'être affectée à Dunkerque ou au fin fond de l'Ardèche. Certes, j'ai trouvé ça plus rigolo de jouer ma rebelle et de rendre des copies blanches. Au fond, on ne se rebelle jamais que contre soi-même. Comme je me mords les doigts de cette inconséquence de naguère! Être passée si près de la sécurité, d'une carrière toute tracée et privilégiée par le sésame Grande Ecole. Si quelqu'un avait pu tenir le miroir de l'avenir devant mes yeux à cette époque-là, comme mes choix eussent été différents!
Je n'avais pas conscience alors d'avoir bifurqué sur une voie de garage. A 19 ans, comment peut-on imaginer que nos choix résonneront encore péniblement seize ans plus tard? Et nos élèves, qui sont de plus en plus immatures, de moins en moins responsables à cet âge, qu'adviendra-t-il d'eux lorsqu'à leur tour, ils feront ces choix mal informés, dans une société perpétuellement en crise et de moins en moins prête à les accueillir et à leur offrir des débouchés professionnels?