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blog different
12 octobre 2007

Courants contraires

Les revers de la vie sont terribles lorsqu'ils durent. On voudrait dire et croire qu'ils ne vous changent pas, mais rien ne saurait être moins vrai. Chacun de ces revers est une blessure qui, au meilleur des cas laisse une cicatrice, au pire, est salée par le temps qui l'empêche de se refermer, rend les chairs à vif, purulentes. On fait comme les bêtes blessées, on boîte, on grogne, on développe des comportements d'évitement.

Je n'aime pas ce que la vie a fait de moi.

Trop de souffrance, trop de dureté. Connu trop jeune les deuils qui suffoquent, l'exclusion, les adieux à ceux qui comptaient par dessus tout. Des périodes d'accalmie, mais pas de bonheur. Et puis rebelote, brutalité abjecte de la vie: l'assassinat de ma grand-mère, la maladie à 25 ans. Croire que l'on n'y survivra pas, puis y survivre quand même. Traîner des séquelles. Se rétablir. Et puis quatre ans plus tard, replonger sous une autre forme, littéralement broyée par la séparation d'un grand amour, la perte du père, la désintégration des bribes restantes de famille et encore des décès. Et les échecs professionnels, surtout les échecs, ressentis comme une trahison aux grands espoirs que l'on avait placés en moi, et que j'avais placés en moi-même aussi, d'ailleurs. Je le dis naïvement, je savais que la vie était difficile, qu'il fallait se battre. Mais j'ignorais que ma vie allait certaines années être pénible dans une proportion aussi exorbitante. Je m'imaginais une proportion plus équitable, du 60-40, même du 70-30. Et les jours de chance, peut-être du 50-50.

Je voudrais être croyante, pour trouver la ressource de me dire: un jour j'aurai épuisé tous les malheurs, et il ne me restera que de grandes joies à vivre. Je serai payée de mes épreuves. Mais je ne crois pas en Dieu. Enfant, j'ai eu une éducation catholique suivie, je connais même plutôt bien certains livres de la Bible. Et puis l'année de mes treize ans, à chaque fois que je suis rentrée dans une église, ça a été pour enterrer quelqu'un que j'aimais, à commencer par ma soeur et mon grand-père qui, à l'époque, me tenait lieu de père. Huit décès cette année-là et c'en a été fini de ma religion à tout jamais.

Parfois, je cède au découragement, au réconfort tout relatif de l'auto-apitoiement, je perds la foi en des jours meilleurs. Pourtant, dans le passé, j'ai connu des jours meilleurs. La vie m'a même souri au plus bas à deux ou trois reprises, alors que rien ne pouvait alors me le faire espérer, notamment en pleine maladie. Ces jours de grâce me semblent si lointains aujourd'hui.

Au moment où les Français partaient en vacances cet été, moi j'enterrais des personnes que j'aimais. Trois de plus en deux mois. C'est pour ça que je n'ai rien écrit sur ce blog, que je me suis tue, parce que j'ai pensé que si je disais le quart du centième de la douleur que je ressentais, je n'aurais plus de lecteurs. Que si j'expliquais le morbide de mes journées passées à organiser un enterrement dont personne ne voulait se charger, personne ne comprendrait. Au fond, organiser totalement seul un enterrement, ça n'arrive quasiment jamais, il y a toujours quelqu'un pour vous aider. Triste talent que j'ai développé pour faire les oraisons funèbres de mes bien-aimés, pour connaître tous les détails de toutes les formalités funéraires, pour me sentir des devoirs quand les autres ne s'en sentent pas.

La  vingt-quatrième personne que j'ai perdue, c'était ma nounou. L'un des seuls liens qui me restait avec mon enfance. Un soir, cet été, en feuilletant l'album photo de famille à la recherche d'une photo pour la cérémonie, j'ai commencé à pleurer sans plus pouvoir m'arrêter: hormis ma mère, qui ne figure pas sur les photos parce qu'elle les prenait, je suis la seule survivante de cet album. Comment décrire l'horreur de tous ces visages aimés qui dorment sous la terre? J'avais l'impression d'un immense trou noir dans mon ventre que rien ne pouvait combler. Mon père m'a tellement manqué ce soir-là que j'en aurais hurlé.

Enfant, je pensais que les épreuves feraient de moi quelqu'un de plus fort. Je me disais pour me consoler en regardant autour de moi ceux qui ne vivaient pas ces épreuves-là qu'ils ne sauraient pas réagir, adultes, quand ça leur arriverait, qu'ils s'effondreraient. Mais moi aussi je me suis effondrée. Et à plus d'une reprise. Tomber sept fois, se relever huit, hein...

Je connais des gens de mon âge qui n'ont pas encore vécu un seul deuil, que la maladie n'a jamais touchés. Je connais un type qui n'a jamais passé un seul entretien d'embauche: recruté à un super job à l'issue d'une école de logistique pourtant de seconde zone. Je connais des gens qui ont une famille aimante et attentionnée et pour qui week-ends et fêtes riment avec grandes tablées joyeuses. Je connais des gens qui ne manquent pas d'argent et qui ne savent pas ce que compter et se priver signifie. Je connais même des gens qui ont réussi le miracle d'être heureux en couple et d'avoir de beaux enfants. Je connais des personnes qui s'estiment chanceuses, avec une bonne étoile fidèle.

La tentation est grande de rapporter sa vie à cela et de trouver les poches de son pantalon bien vides et percées. Ma bonne étoile à moi est en congés à durée indéterminée ces temps-ci.

Je ne sais pas ce que ces revers m'ont apporté: une sensibilité et une humanité accrues, une forme d'altruisme, une débrouillardise supérieure à la moyenne, un certain instinct de survie malgré tout, une capacité à endurer?

Mais je sens en revanche ce qu'ils m'ont retranché. Ces trois dernières années de malchance, de claques à répétition, de dévalorisations professionnelles, de solitude, de honte de mes vaches maigres, je n'en suis pas indemne.

Je crois que je me suis un peu aigrie, je suis plus sur la défensive, plus autoritaire, je souris moins. Je pars au quart de tour pour des broutilles. Je suis plus angoissée (d'ailleurs, en ces jours de prise de conscience, je travaille à améliorer mon calme, avec un certain succès). J'aime avec l'arrière-pensée que rien ne dure et qu'il faudra se préparer à perdre aussi ces personnes-là. Ou, parfois, je ne m'attache que superficiellement. Dans les dîners, je la ramène dix fois trop, je me mets en avant, les gens pensent que je me crois supérieure, alors qu'il n'y a là qu'un banal complexe d'infériorité que ces revers m'ont forgé et que je surcompense sans en être consciente sur le moment. Malgré mes efforts répétés, j'ai été tellement invisible professionnellement ces derniers temps que, par rattrapage, socialement, je m'exhibe à outrance de peur de n'être vue. Evidemment avec des résultats souvent contraires à ceux que je pourrais espérer.

Je suis devenue plus sauvage aussi. Dans les grandes soirées, au bout d'une paire d'heures, j'ai parfois envie de m'esquiver, de rentrer dans ma coquille, parce qu'à force de solitude, me retrouver d'un coup en nombreuse compagnie, ça fait beaucoup. En rentrant chez moi, ma solitude me ressource. Même si cette solitude me pèse de temps en temps, j'ai grandi ainsi, et j'ai fini par y découvrir un certain équilibre. J'aime les petits comités, les discussions intimes, les petits groupes. Pour moi, huit, c'est le chiffre idéal et maximal pour une soirée.

Suis-je moins populaire qu'avant? Au stage commando, j'étais une vraie mascotte. A l'université, je suis dans mon élément, un poisson dans l'eau avec des écailles qui brillent. Mais je me fais des amis plus difficilement, notamment parce que je n'ai pas les moyens de me payer des sorties; coïcidence de la trentaine ou non, je me fais moins draguer. Les soirées s'étirent et les journées s'étirent, semblables, creuses. Le téléphone sonne rarement. Ces derniers jours, mes alternatives folichonnes sont: soirée télé seule ou soirée ciné seule. Je crois que cela ne m'était jamais arrivé à ce point. Ou peut-être une fois, quand quatre amis proches avaient quitté la France en quelques mois pour vivre à l'étranger. Les pages de mon agenda sont prévisiblement vides, les amis muets: ce vide me terrifie. Mais bon, la vie m'a appris que les amis vont et viennent. Il faut en prendre son parti et patienter jusqu'aux prochaines rencontres.

Je regardais aux infos ces jeunes de dix-huit ans qui commettent des meurtres, sans doute sans avoir la réelle conscience qu'ils ont joué leur vie, que c'est fini pour eux. Parfois, j'ai peur d'avoir joué ma vie professionnellement. Que ces études faites irresponsablement par passion et non par dessein de carrière aient handicappé irrémédiablement cette carrière. Que mes années de galère m'aient abîmée d'une manière qui soit sans retour. Que je ne parvienne jamais à me réaliser de la manière que j'ambitionne. Que je ne trouve jamais un homme qui lise assez en moi pour voir mon coeur gros comme ça au-delà de mon caractère endurci. Enfin, un homme sage m'a un jour dit que j'avais la carapace d'un homard: un coup de marteau et tout vole en éclats. Peut-être avait-il raison.

Derrière les constats un peu amers de ce post se cache une volonté de lucidité. Je ne veux pas fuir les vérités de ma vie, je les accueille, je les embrasse. A mon sens, refouler, ignorer, c'est perdre du temps avant de réagir et, ce temps-là, on ne le récupère pas. J'ai peur du temps perdu, j'ai la sensation qu'à errer, me chercher professionnellement, j'ai déjà gaspillé beaucoup de mois.

Voilà bien de longues phrases pour accoucher d'une vérité simple: ce ne sont pas les revers que je reproche à ma vie, parce que je sais au fond que j'ai en moi le ressort de les affronter, l'expérience me l'a prouvé, c'est le découragement parfois de ne plus croire qu'ils auront un jour une fin, la difficulté de percevoir une échéance de fin à mes difficultés de travail qui sont ma principale préoccupation dans un contexte où la presse affiche une santé désastreuse, un terme à cette période ingrate, et le scepticisme qu'il reste devant moi une vie meilleure que je parviendrai à rejoindre.

J'aimerais un jour, rétrospectivement,  contempler cette période avec un haussement d'épaule et un sourire. Qui sait.

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Commentaires
E
Bonjour,<br /> Je lis moi aussi votre long message, long mais très sensible et qui me touche moi aussi car je connais la souffrance et le fait de ne pas pouvoir (ou pas savoir peut-être en ce qui me concerne) la partager. Par contre l'endurcissement est là, parfois c'est un peu difficile à comprendre pour l'entourage. Et ne parlons pas des gens qui ont une vie rectiligne, sans accrocs, ceux dont vous parlez et qui ne peuvent pas comprendre ou ressentir ce que vous décrivez très bien. Cordialement à vous.<br /> P.S. Je dois vous avouer que je suis médecin, mais cela n'a rien à voir avec la teneur de mon blog qui vise des objectifs plutôt esthétiques.
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B
Merci pour le joli compliment et félicitations pour ta réussite aux épreuves de français. <br /> <br /> Je retourne le compliment à tous mes lecteurs: sans vos réactions, négatives ou positives (bien sûr je préfère les positives, hein, mais les négatives m'inspirent quand elles font avancer le débat), cela fait longtemps que j'aurais cessé d'écrire ce blog.
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N
[C'était pour mes lecteurs de classes de Première et Terminale]<br /> <br /> Parfaitement, je suis encore là... Depuis l'année dernière je te suis et puis maintenant j'suis en terminale en ayant très bien réussi mes épreuves de français ! Je devrais peut-être te dédier une médaille pour cela. En te lisant tu me donnes envie d'écrire.<br /> Par contre, j'espère que la vie te rendra ce qu'elle t'a pris d'une manière ou d'une autre elle le fera ! <br /> Bon finissons sur cette note positive et optimiste qui ne me ressemble guère.<br /> Bon courage !<br /> Et continue d'écrire, en te lisant : we, the readers, experience your story through your "eye" or "I". Un peu d'anglais :p<br /> A bientôt ^^
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B
La phrase exacte, tirée du Gai Savoir de Nietzsche est: "Tout ce qui ne me tue pas me fortifie."<br /> <br /> [C'était pour mes lecteurs de classes de Première et Terminale]<br /> <br /> Angoissée et pessimiste, certes, mais certainement ni rigide ni méfiante. Au contraire, je ferais bien d'être moins naïve et moins flexible parfois.
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C
Je déteste cette phrase très bête qu'on entend souvent : "ce qui ne me tue pas me rend plus fort". Je ne suis pas sûre, moi non plus, que "plus forte" s'applique à méfiante, rigide, angoissée, pessimiste... Tout ça handicape finalement pas mal dans sa vie sociale (ou ce qu'il en reste).
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