Brigitte Jaune - Opening Night (quelque part en 2003)
Je m’appelle Brigitte Jaune, j’ai vingt-neuf ans, et ma plus grande angoisse dans cette vie c’est que dans exactement dix mois, onze jours, sept heures, huit minutes et cinquante-quatre secondes, j’aurai trente ans. Oui, j’appartiens à cette génération misérable qui focalise toutes ses angoisses existentielles sur la psychose de l’âge adulte et responsable. Cet âge-là se situe à trente ans. Pas un de moins, ni un de plus. Trente ans, le passage de décennie qui fait trembler les murs. A vingt ans, on est à la fac, on a un premier boulot, on sort, on se soûle, on baisouille, on a un copain qu’on aime bien mais pas trop, on déconne, les amis d’abord. A trente ans, fini de rigoler, on est mariés ou PACSés, on pense carrière et combien d’enfants il faut faire pour avoir droit aux abattements intéressants sur sa déclaration de revenus. On en fait deux ou on vise la carte de famille nombreuse ? Les allocs, c’est mieux à partir du troisième ? Et la voiture, on prend la Picasso ou la Sharane ? Allez savoir pourquoi, les gens qui passent la barrière des trente ans deviennent soudain horriblement ennuyeux. Et les dîners… Affligeants, les dîners. « Chéri, tu as pensé aux Pampers Pull’Ups et au lait deuxième âge ? », « Les filles, vous ne savez pas quoi, il a dit Maman avant de dire Papa. », « Arsène est adorable et très précoce, il a déjà deux dents. » Cinq ans plus tard, le mouflet a grandi, mais les conversations dînatoires ne se sont pas améliorées pour autant. « Hippolyte a une maîtresse très progressiste, elle refuse de leur apprendre à lire avec la méthode globale. », « A votre avis, il faut que je laisse Léonie sucer son pouce ou bien ça va lui déformer la mâchoire ? ». Moi, ce que je voudrais savoir, c’est quand exactement les gens se mettent-ils à perdre tout recul critique sur eux-mêmes et sur le contenu de leurs conversations et de leurs vies en général ? La réponse tient en trois mots, je crois : à trente ans.
Prenez l’exemple des vacances. A vingt ans, sac à dos sur l’épaule, on navigue à vue sans peur du lendemain : camping, Tiers-monde, attentes interminables de bus en rase campagne sous la canicule, calumets et hallucinogènes divers avec les autochtones, baroudages en tous genres. On se fait la Grande Muraille de Chine à vélo, on part pour un trek dans l’Himalaya, on monte voir le soleil de minuit au Cercle Polaire, et les intellos s’expatrient un an dans un pays européen via Erasmus ou leur école de commerce. Jusque-là, tout va bien. C’est après que ça se gâte. Comment savez-vous que ça s’est gâté ? Simple. C’est le jour où vous avez réservé un séjour en pension complète pour quatre au Club Méd d’Agadir ou de Djerba la Fidèle, et que vous avez coché toutes les cases « animations ». Un mois plus tard, avec vos colliers de perles en plastique dans la main, soit vous vous sentez complètement con, et tout espoir n’est pas perdu, soit vous trouvez que les G.O. sont vraiment sympas et qu’ils divertissent bien les enfants, et là, vous avez pris dix ans dans la tronche sans le savoir.
Pour moi, le couperet des trente ans tombe le 21 mars prochain, et le compte à rebours a commencé.
Je ne veux pas devenir comme tous ces gens qui m’entourent et qui ne savent plus faire autre chose de leur vie que d’entrer dans une moyenne nationale ou des statistiques majoritaires : 1.9 enfant, 0.4 chien, 0.8 chat, 2 voitures, 0.07 hamster ou cochon d’Inde, une sortie deux fois par mois, et la belle-mère à déjeuner tous les dimanches midi.
Plutôt mourir.
Moi, Brigitte Jaune, vingt-neuf ans, un mois, vingt jours, et pas tout à fait cinq heures, j’ai envie de faire autre chose de ma vie.
***